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Droit de cité (2)

13 Janvier 2020 , Rédigé par Jean-Louis Bec Publié dans #Droit de cité (2)

Droit de cité

 

La rue est large, respire la lumière, en filtre la chaleur. Une largeur de sourire où se coule le ciel. Les murs se parlent de fenêtres rieuses. D'ici, on entend tout, la voix du multiple, les phrases voyageuses, les sons qui s'ébattent en gouttes; la musique des villes, hachée d'une tonalité qui dure et s'inscrit dans la pierre. Les murs sont là, bien droits. Une fierté rassurante cimente leur entente. 

Je longe ce canal de gris que colorent les ocres, les blancs timides, quelques éclats lumineux qui s'appellent sans en avoir l'air, frôle parfois les couleurs qui essaiment en rayons.

Ce n'est pas pour la rue que je suis là. Mes pas le savent et se bousculent presque. Dans cette droiture parfaite des murs, il y a un angle, là-bas. Un angle mort diraient certains, un angle que les murs ici obtus prennent de haut et maintiennent dans l'ombre. Un angle qu'on ne regarde pas, qu'on n'écoute pas. Un angle où je m'arrête ; où se trouve cet arbre que je connais. Nous sommes face à face, le silence vibre. L'arbre absorbe mon ombre, mes ombres, une à une, toutes, semble en fouiller patiemment la mémoire, en extirper des fragments, des brindilles, des feuilles d'images. Ce qu'il recherche, ce sont ces bouts de jungle profonde qui se tiennent tapies au fond de mes chromosomes d'homme, ce sont les restes vivants d'un havre protecteur et primitif tendu de troncs, d'un passé commun,  car à travers la mémoire des corps, les cellules  de l'homme, ce sont aussi les siennes. Son écorce, rugueuse, blessée mais obstinée, c'est aussi  la peau courageuse des histoires humaines. Tous les arbres savent cela ; seuls quelques hommes et quelques villes s'en souviennent.

De ma place, l'angle semble issu de deux lames complices, deux lames pour une tête, la sienne, échevelée, la colère en tous sens, les branches presque vides, rongées aussi par ses propres griffes. Cet arbre, cette demande de souffle et de chatouille d'oiseaux, ce refuge perché du sauvage, du non géométrique, cet arbre, exubérant de survie, de combats, sa colère est dressée, en lutte contre tout, les murs à souffrance, la folie de son existence, le regard formaté de la répression calculée, l'emmurement de ses désirs et de cet espoir de grandir qui ne peut vraiment s'accomplir.

Je suis à ses côtés, ma tête contre la sienne, de lourdes pensées creusent le courant de mes racines jusqu'aux racines de l'arbre. Avec lui, je pousse, pousse les murs, l'étroitesse des esprits urbains faussement jardiniers, cette méfiance des villes croassante qui castre à défaut de saisir, qui taille à défaut d'accepter, d'accueillir, de rejoindre. L'arbre, ce vivant toléré une fois mis en cage, maîtrisé jusqu'à la mutilation...  Je parle mais sais aussi que la parole, souvent, reste vaine et s'abat d'elle-même,  sans graines pour se répandre. Comme beaucoup d'arbres, lassés, repliés dans la  brièveté de leur existence urbaine.

Pourtant parfois, la rencontre existe, je l’ai rencontrée. L’arbre, la ville, unissent alors leur croissance, partagent leurs efforts, leurs esthétiques. L’arbre, immensément vivant, se trouve face à un mur-écran qui adopte son image, miroir d’entente où tous s’entendent. Je lisse parfois de ma main ce bois heureux qui se coule pour construire, qui bourgeonne en mots doux, déploie du soutien pour avoir du soutien. Je flatte ces pans de ville laissant planer sur eux le vertige bruissant des branches et des lianes, le faussement rugueux né d’un enlacement doux de végétal. Alors j’espère, partout, la présence d'un temps urbain qui laisse faire, qui abandonne l’entrave, laisse vivre. J’espère une union bien au-delà du beau qui bondisse, rebondisse avec bonheur sur les hommes, les citadins, qui prospère et creuse, au sein même des entrailles urbaines à idées, un trou béant à culture de cœur.

Les arbres, les hommes, dans la ville. Dans chaque arbre j'imagine la présence d'un homme, dans chaque homme j'entrevois une partie végétale. La ville? C'est leur cadre, leur milieu et son état d'esprit, leur soutien ou leur destruction à venir. Regardez avec attention les arbres dans la ville c'est aussi considérer la vie des citadins. L'arbre s'identifie à un témoin, à un révélateur de la vie humaine, de la vie urbaine, si l'on sait saisir ses messages.  

 

Je parcours les rues, attentif et sensible, récolte des images, note des situations ; les arbres dans la ville m'interpellent, me montrent, désignent, me racontent. Ils m'expliquent, m'explicitent leur vécu, celui des citadins. Les photographies se suivent, s'ajoutent les unes aux autres, construisent un ensemble de réalités diverses, de situations métaphoriques, symboliques. Dans mon esprit aiguisé pour dénicher les codes, l'homme, l'arbre, se confondent souvent. La vision d'un arbre amputé de ses membres est la métaphore parfaite d'un esprit humain muselé par une vie urbaine trop prégnante. Les lectures d'harmonies et de luttes, colères, espoirs, renoncements, se suivent, se télescopent. Et si je devine, entrevois, un nombre important de situations bien supérieur à la moyenne, où l'arbre, les hommes, sont en lutte contre un milieu urbain oppressant, c'est que moi-même, au delà d'un espoir toujours existant pour voir se modifier les choses, subis pleinement cette oppression. Alors je note, saisis des images, développe mes revendications, plaide pour une entente la plus vaste possible. Les arbres, les hommes, la ville alors, trio au destin prometteur, envolée souriante sur un accord majeur et toujours majoré. J'espère cela car, a priori, rien ne détermine à l'avance cet affrontement souvent constaté entre le minéral et le sensible, entre la rigide froideur d'un angle obtus et la finesse aigüe d'une liane libre, entre les arbres et la ville, entre les hommes et la ville.

 

Lille, 10/2013.

Lille, 10/2013.

La série Droit de cité (2) n'est présentée ici que partiellement.

 

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