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Venue d'un visage

4 Janvier 2013 , Rédigé par Jean-Louis Bec (photographie et texte) Publié dans #Venue d'un visage

La série Venue d'un visage appartient au douzième groupe de séries. Si ce groupe ne néglige pas l'approche personnelle, intimiste même, il s'intéresse en premier lieu aux personnes présentes dans la rue, à leurs attitudes au sein d'un environnement donné, à leurs rencontres avec le lieu, à leurs échanges. La ville est vivante, habitée. Des personnes la traversent, l'adoptent, la quittent, y vivent et la font vivre. Ils marchent, parlent ou rêvent. Ils sont là et la ville respire à leur rythme...

Autres séries présentes intégralement ou partiellement sur ce blog: Venue d'un visage (2)Gravitation amoureuse

Pour avoir une vision complète de la démarche suivie par ce blog, connaître les liens que présentent les différents groupes de séries entre eux et ceux qui le rattachent au blog "Natures cachées", se référer à la page DEMARCHE dans la colonne de droite.

 

Venue d'un visage

 

La série "Venue d'un visage" a été réalisée à Berlin durant un court voyage de cinq jours. Le texte ci-dessous  permet de saisir les circonstances des prises de vue et justifie la présentation et l'ordre des images.

 

Cinq jours... Pas plus, pas une heure de plus, pas un pas de plus dans la ville, pas une image de plus à voir, saisir, garder. Cinq jours où je me devais de dire, montrer. Non pas le tout de la ville car même si cette pensée folle m'avait effleuré puis égratigné, je ne lui avais pas cédé, (je m'étais protégé contre cette tentation démesurée), mais un peu de ce que je ressentirais globalement dans la découverte superficielle de cette ville, ce qui s'épancherait principalement au fond de moi, qui s'épancherait dans la célérité de quelques uns des instants de la prise de vue, à travers la volonté de raconter certains regards et certains pas, ce que j'accueillerais en photographiant avec ce désir de bien faire qui, parfois, m'inquiétait par son intensité.

Cela, il me le fallait, il fallait qu'il rentre dans la boite, se tienne dans le ventre de l'appareil, au chaud. Pour que je le retrouve, plus tard, lors d'un tête à tête avec les images, moi face au miroir. Pour que naissent le discours, les réponses aux interrogations personnelles, pour le sens du vécu, ces appropriations par l'image qui nous font vivre, survivre...

 

L'appareil a ce pouvoir surréaliste de projeter les êtres, les photographes, bien au delà de leur corps; et ce pouvoir symétrique de condenser les êtres, les photographiés, au delà de leur corps. Il était dans ma main, poids plume pour écrire, angle rond pour ne blesser personne. Appareil interface aux agitations électroniques et aux clins d'œil optiques. Objet à l'esprit de lien et de séparation entre soi et soi comme entre photographes et photographiés.

 

Pourtant, de façon inattendue mais une fois ou deux déjà pressentie, Berlin m'apprit que l'appareil possédait aussi une grande indépendance. Qu'au delà de ses programmes plus ou moins complexes, il semblait parfois qu'il choisissait seul de faire ou de ne pas faire. Le considérer comme une mécanique obtuse ne servait à rien sauf à provoquer la rupture de la complicité nécessaire entre appareil et photographe. Non, lors de ce séjour, il a montré qu'il existait hors de mes souhaits. S'il a réalisé les images que je lui proposais de prendre, il en a fait souvent des tissus numériques troués, a jonglé avec les couleurs, tirant au hasard dans le spectre des tons étranges et dénaturés, des montages kaléidoscopiques de points lumineux.

Comme s'il n'avait pas aimé. Comme s'il n'avait pas réellement voulu s'arrêter sur la vision du visage de la ville que je développais, sur la vision des visages des personnes croisées ou rencontrées. Comme s'il avait souhaité conserver le mystère de leurs identités, de ma partielle identité aussi, une certaine retenue afin de ne pas révéler tout de ce que j'éprouvais.

 

Extrait du "Journal berlinois", écrit pendant et juste après ce court voyage.

..."Dans la main, j'avais un appareil autonome dont je constatais l'indépendance, y compris dans le cadrage, car ses déclenchements ne suivaient que de loin les impulsions données au déclencheur. L'appareil n'aimait pas Berlin. Sans doute ne m'aimait-il pas non plus. Pas à cet endroit là. Pas dans cette ville. Une idée à conserver... Et puis cette question sur moi-même: J'aimais Berlin? Je ne pouvais pas répondre alors. Tout le monde aimait Berlin, ce nom tremblait dans les voix à force d'évocations. Sûr, le monde était bien là, en entier, jouant avec l'Histoire et ses contraires, mouvements rotatifs autour d'un centre de répression ou de grande liberté. Mais moi, étais-je comme l'appareil? Au fond de moi, n'étais-je pas l'appareil?

Les images étaient comme infectées par quelque chose. Un virus sans doute. Un virus choisi, inoculé par l'appareil, car, j'en étais persuadé, il était totalement acteur dans cette affaire et non victime; les déclenchements ralentis étaient en faveur de cette hypothèse. Un virus dont l'origine toxique venait, je le réalisais rapidement, probablement de mon passé personnel si je me considérais intimement et irrévocablement lié à l'appareil. Voulais-je réellement cela? C'était possible. Il y a sous la surface des êtres, un ensemble de dents qui mordent parfois. Une colère latente. Dans cette ville, la colère était sûrement là, la colère était là. Comme ça, en poussées soudaines; que je ne souhaitais pas voir dans un premier temps mais que l'appareil traduisait, mécaniquement, charnellement presque. Une colère dont l'origine m'était confuse mais dont j'étais à peu près sûr d'identifier l'histoire plus tard, une fois la ville quittée. Un état d'esprit obscur et appliqué inconsciemment à piétiner le voyage. Je ne pouvais pas conclure que je n'avais pas aimé Berlin mais que cette ville réveillait globalement en moi une insatisfaction profonde qui enclenchait la prise d'images et, avec la complicité de l'appareil, la sabotait instantanément. Une création destructrice, un phénomène quasiment monstrueux..."

Avec cela, mais par moment malgré cela, j'ai tenté d'approcher les rues, les personnes, les arbres, les lieux et les vies. Je les ai ressentis, éprouvés, presque toujours avec énervement ou même avec une rage qui, par moment, ne se cachait plus vraiment, mais aussi, rarement il fallait le dire, avec une certaine douceur, née sans aucun doute d'une certaine fatigue. En fait, je me suis toujours trouvé dans un déferlement d'émotions intense, jamais dans le vide de la neutralité, jamais dans l'indifférence d'une prise de vues détachée.

Les lieux se sont succédés, les chemins vers les sites berlinois se sont cartographiés dans les pas, les rues, les lignes de métro. L'œil tenait à repérer, à découvrir, à visiter, faire ressentir, conserver un maximum de choses différentes, parcourir dans tous les sens l'ensemble des distances. Distances entre les lieux parfois si différents, entre les personnes, entre les personnes et moi-même, entre le ressenti et la prise d'images, entre les jours, entre mes diverses visions de la ville, entre mes attitudes et mes aspirations, entre tout et tout, navigation à vue dans une ville qui me renvoyait en permanence à moi-même et au sens de la prise de vue.

 

Extrait du journal berlinois.

"Dans la ville, autour de moi, les personnes s'agitaient, contemplaient, se parlaient, erraient d'un point à un autre, souhaitant découvrir, savoir, parler, rêver ou simplement passer, circuler. Berlinois ou touristes, quelle importance sur les images. Tous des êtres dans la ville, aux directions suivies ou évitées, des vies qui défilaient dans le viseur qui les approchait, qui s'y arrêtaient, ne s'y arrêtaient pas.

Il me semblait parfois lors de visions fugaces mais limpides que toute cette agitation, tous ces va-et-vient, ces pauses aussi et les repos qui en découlaient chez certains, ces recherches de lieux particuliers, que tout prenait naissance dans le métro, dans ses corridors de lumière jaune, chaude, aux tracés complexes, avec courbes, angles, lignes droites, un dispositif de boyaux où les personnes se pressaient, se rapprochaient. Des boyaux au processus de digestion négative, inversée en quelque sorte, où se construisait dans la proximité organisée la synthèse des relations humaines à venir, toutes celles que l'on retrouverait par la suite dans la ville, dans l'édification de tous les langages quels qu'ils soient, communs ou divergents. Profondeurs du métro, organe urbain à la fonction citadine, métro-matrice créateur de la trame des liens dont le transport sur un rythme fou lui permettait de se développer par la suite au grand jour, comme solidifiée par la lumière et le bonheur de la retrouver. Germes de rapprochement, d'éloignement, lancés ainsi sur les rails pour devenir prêts à croître et à se disséminer dans les rues et les lieux divers. Concentration puis dissémination des citadins donc; Le métro présentait un comportement de semeur...

A moi qui me trouvait irréductiblement lié à ma machine photographique, il me semblait que le métro, en maître des lieux, reposait sur le trône des mécaniques suprêmes, qu'il possédait une hauteur souterraine omniprésente et incontournable. Car, touristes, berlinois, gens en vacances ou au travail, hommes, femmes, jeunes ou personnes âgées, leurs divergences, leurs rapprochements parfois éphémères m'apparaissaient constituer les éléments d'un grand puzzle, le puzzle d'un visage qui me contemplait et je tentais de cerner, à travers sa vision, des éléments de finesse et de force, les évocations d'une certaine générosité, étrangeté ou même monstruosité qui caricaturaient la ville à grands traits irréguliers et mouvants. Le métro à l'origine de la ville, à l'origine de l'égrainement des populations de la ville... La ville qui nourrissait le métro, lui amenait ses éléments substantiels. Une traduction parfois souterraine mais toujours réciproque de l'une par et pour l'autre, de l'un par et pour l'autre. Moi, au centre, qui amenait du "voir" à l'appareil, lequel me renvoyait à moi-même. Boucles des correspondances aux visions décalées... Mise en place de programmes étudiés ou non, instinctifs ou non... "

 

Cinq jours, l'un après l'autre mais au fond combien emmêlés par la succession des lieux et des personnes, par l'ensemble des images mitées recueillies. Les jours avaient formé un ensemble diffus où s'étaient fondues les nuits, où s'étaient écroulées les heures, où n'avaient subsisté qu'un sensible à l'équilibre précaire toujours prêt à s'effondrer. Ce que j'avais cherché dans cette ville, ce que j'étais allé chercher, avait été peut-être cela. Ce qu'il ressortait maintenant de l'ensemble de ces pas, de ces images incomplètes, de la vision de toutes ces personnes et de tous ces lieux, de ces conceptions diverses, désordonnées et parfois même hallucinées, c'était cela, un fragile au bord de l'effondrement. Ce que m'apportait à posteriori la découverte superficielle de la ville était autre chose que la vision de la ville elle-même, c'était la conviction que j'avais glissé, à ce moment-là, vers la dislocation, la dispersion, la dissociation. Qu'il y avait eu en moi, et en ce point l'appareil avait eu raison, un tissu qui s'était troué et était parti en lambeaux; une absence d'unité, l'émergence d'un pluriel concrétisé par une multitude d'images beaucoup plus diverses dans leur forme que ce que finalement, j'avais souhaité au départ.

Cette insatisfaction réveillée, cette colère latente présente mais non toujours validée, avait impliqué un déséquilibre, une dispersion psychique qui l'avait alimentée en retour. La ville, ses rouages, ses montages, son imprévisibilité, avait aussi renvoyé à la complexité d'être et à la difficulté d'être, d'exister. Le visage de la ville, le visage des personnes rencontrées, croisées, photographiées, m'avait renvoyé au reflet de mon propre visage partiellement dénaturé.

Les images me parleraient encore de cela si je ne les avais pas retravaillées. Reconsidérer l'ensemble de leur définition et de leurs couleurs, les recréer, les modifier a permis de contourner l'esprit destructeur qui s'en était emparé, que ce soit celui de l'appareil ou le mien, les deux ne formant sûrement qu'un. Chaque image ayant été ainsi comme ressoudée avec elle même, l'insatisfaction ressentie lors de ce bref séjour berlinois ne pouvait que baisser d'intensité lors de sa redécouverte.

Associer les photographies par deux a permis également de lutter contre l'état d'esprit de destruction comme de rester fidèle à cette idée qui m'avait taraudé lors de mes déambulations: Le métro est une machine organisatrice des relations à venir entre les personnes une fois la surface retrouvée. Les couples d'images proposent ainsi des scènes de fictions où les rencontres et les évitements supposés entre les citadins trouvent une certaine concrétisation. Si une certaine dispersion demeure entre les images, cet arrangement permet aussi d'en diminuer les effets.

Ainsi, après plusieurs années, ces manipulations photographiques permettent de refermer avec un plus de sérénité cette tentative de journal berlinois. Pour mieux l'ouvrir et l'ouvrir encore, à volonté.

 

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