le silence traverse
Le silence traversé
La série Le silence traversé appartient au onzième groupe de séries. Ce groupe traite de la ville, de ses bâtiments, de ses espaces libres, de ses entassements, de ses hauteurs. La série s'intéresse aux évolutions de la ville dans l'espace comme dans le temps. Elle l'interroge une fois déserte, figée plus qu'endormie, pose la question de sa relation avec les Hommes, de la décrépitude et des destructions à venir.
Autres séries de ce groupe présente sur ce blog: L'attente des fissures, Morphisme.
Pour avoir une vision complète de la démarche suivie par ce blog, connaître les liens que présentent les différents groupes de séries entre eux et ceux qui le rattachent au blog "Natures cachées", se référer à la page DEMARCHE dans la colonne de droite.
Le silence traversé est intégralement publiée sous forme de carnet 25x20cm, 56p. Il comprend un texte d'introduction, 35 photographies et 35 poèmes associés aux images. Edition limitée, chaque ouvrage est numéroté.
Vous pouvez le commander en me contactant à l'adresse mail jlbec@orange.fr ou par les messageries de FaceBook (compte Jean-Louis Bec) ou d'Instagram (compte @becjeanlouis).
Extrait de la série photographique
Le silence traversé
C’est un parcours, une traversée. Une piste qui recueille les pas pour les conduire. Un chemin à suivre où croisent encore des histoires aux longs cours, celles que souffle la ville dans ses images de silence. Un chemin, une trajectoire vive de particules de mémoire aussi, de fragments de vécus, de récits, celui des hommes qui maintenant ont disparu, tirés poussés dans leur vie, par leur vie.
Là se trouve le point de départ, le centre d’un battement, un cœur aux émissions concentriques, le centre initiatique et névralgique du trajet. Il est né de l’entre-hauteur des bâtisses, dans une ombre venue du ciel. Je sens ses pulsations et me laisse séduire, guider. Je deviens coureur de fond sur ce chemin que la ville a tracé d’elle–même, migrateur du rayon urbain. Les ailes sont dans mes regards, dans mes recherches de signes.
Je longe une avenue où se traîne l’ennui, le silence froid de toutes les absences. Des rues, des carrefours, des constructions. La ville se tient là, complexe et tourmentée d'angles morts, de hauteurs, d’espaces creux. Une rigueur dans les lignes telle une matière grise oubliée.
La ville, c’est un cerveau humain avec ses strates fusionnées en immeubles souvent trop hauts, en espaces souvent trop grands, une ambition trop large qui dépasse tout ; c'est une soif de puissance à peine modérée par les restes vacillants d'un désir de bâtir un lieu de profonde chaleur. La ville, un cerveau dans ses flux, ses artères, ses bonds vers l’avenir, ses cultures passées ; avec aussi ses zones d’ombre pour abriter l’impossible, l’inavouable travail de souterrains trop noirs, la circulation parallèle et boueuse de miasmes qui s’infiltrent.
La ville. Les graines lancées par défi cortical ont crû en ces gigantesques façades et étendues sans mesure. Les Hommes ont mis là tout leur être, leurs pensées, leurs désirs, leurs craintes et leur destin. Un ensemble bien construit où s'articulent la mémoire, les songes, mais surtout les rouages nombreux des concepts savamment étudiés, savamment carrés, policés.
La ville croissante alors qui, comme je l'imagine rapidement, a fini peu à peu par oublier son origine, les Hommes, la Terre, leur a échappé, a visé le ciel pour elle-même, le clair comme le sombre, a capturé les étoiles, accouché seule de ses nuages.
Une ville hors de tout qui, petit à petit, a tout effacé, tout mangé, l’espace et le temps, la chaleur humaine et les Hommes, qui est devenue un îlot de planète secrétant ses faux soleils et distillant ses véritables ombres. Un inhumain en marche, une machine autonome et sans âme aux organes broyeurs. Une folie.
Je m’avance. D’avenues en immeubles, de rues en quartiers entiers, le désert s’étire, endormi et froid ; une peau qui recouvre la ville. Les Hommes sont absents, partis, vaincus. La ville est seule, prédatrice vorace et tourne sur elle-même. Dans ce vertige dicté par le vide, je m’égare, me repère et sombre parfois. Prédatrice, cruelle... Je recueille la souffrance humaine, l’enfermement, la vie infernale dans l’ambition des tours, la violence des murs. Une souffrance partout dans les hauteurs comme dans les étirements sans borne des quartiers démunis, logis en tas liés par leurs fissures et leur tristesse grise.
J'imagine et tout ceci m'emporte, fait naître, façonne aussi une lecture de la réalité qui m'accroche, finit par s'imposer, pousse vers moi le sentiment qu'une dépendance vorace et réciproque entre les Hommes et la ville est à l’origine de ce désert. Je saisis d’instinct la fusion intenable. La demande de la ville, la demande des Hommes, ce toujours plus entretenu qui stimule, mais qui lamine, finit par gommer, gober, supprimer... La ville qui pousse les Hommes à construire toujours davantage ; les Hommes survoltés par son gigantisme toujours croissant. Avec tout au bout le franchissement de la frontière du possible, le trop plein de constructions, d'ambitions, de lignes droites et froides dans toutes vies urbaines, dans toutes organisation urbaines et sociétales, la mise sous pression jusqu'au dépassement de tout, de toutes les normes citadines et humaines ; ceci jusqu'à l'arrêt de tout, l'asphyxie, la chute, l’exil des Hommes, leur abandon, l'effondrement parallèle de la ville.
Les Hommes, la ville, une histoire pourtant initiée par l'amour de construire, du don de l'un à l'autre mais qui a dérivé petit à petit vers une relation malsaine, cruelle et destructrice jusqu'à toucher le point de non retour de cette coexistence folle, atteindre l'invivable, la rupture totale. Des Hommes monstres pour une ville monstre, l'accélération dans le lien réciproque menant jusqu'au vide.
C’est un néant, un froid solide comme un mur. Centre ville, périphérie, quartier populaire, port... Autant de paysages de la désolation, de l’absence, de la disparition. Je traverse ces lieux avec sur les épaules un ensemble croissant de songes qui descendent des murs. Ils m’appellent, me semble-t-il, s’accrochent à mes vêtements, mes cheveux, pénètrent dans ma tête, parlent, parlent encore, sans arrêt, traînant avec eux une foule d'images momifiées, rigides, froides, des fragments figés de mémoire humaine, morte. Leur poids, leur densité, je les ressens dans mes fibres, dans le filtre qui guide mes regards, mes écoutes ; Îlot d’images fossilisées tenant haut des murs déjà craquants, vestiges de visions anciennes, visions humaines, attachées, ancrées.... matériau de construction, empreintes de vécus. Des restes là aussi.
Il me semble encore saisir un ensemble de sons, tout un crépitement de voix, de cris, de rires... Dans ces cordes vibrantes et aériennes, je devine les silhouettes fantomatiques des personnes un temps présentes. Des images, des sons...
Plus loin la vision kaléidoscopique se précise. La ville parle, son écoute me conforte dans la construction du féroce inéluctable, l’erreur des Hommes, hautains dans leur ville trop haute, trop large, trop froide. Une grandeur qui a fait gouffre et s'est refermée.
Plus loin encore, j’entends, je vois. Malgré une pesanteur qui m'envahit, je recueille dans un effort une tension froide où mes pensées grelottent.
Puis une piste nouvelle se dessine. J’entrevois une ville abandonnée mais aussi une attente qui craque jusqu’à ses fondations. La ville se voile ici d’une brume de mélancolie, de regrets et du souhait du retour des Hommes.
Cette ville me captive jusqu’à la capture, me projette dans un hors temps, une grande chose glacée, enveloppante, fondamentalement grise.
Toujours plus loin des îlots expriment le désert sur des tons opposés, complémentaires. L’amour mélancolique, la guerre définitive... un dialogue d’Hommes et de ville, d’amants hantés par la séparation à venir, l’impossibilité de la réconciliation.
Les scènes se succèdent, développées de lieu en lieu en récits ineffaçables.
Quand une blancheur trop épaisse gagne cette traversée du silence et m’effleure, je rassemble mes yeux, les images, les sons récoltés. Un bateau m’attend, calme dans le port ensommeillé d’histoires. Son ventre rond est un foyer. Je sais qu’une fois installé, je soufflerai un peu et me tiendrai prêt aussitôt... Pour tenter de reforger l’histoire de la grande ville et des Hommes.
Le silence traversé
le ciel se creuse
la béance de la ville
s'aveugle de vestiges
le temps est d'une transparence épaisse
les murs se cognent à chaque heure
nudités érigées en recherche d'oiseau
ils attendent
attendent
sonnés par le départ des hommes
leur retour pavoisant du sensible
ce multiple des voix qui parle à la rue pleine
Le silence traversé
des voix partout tapies dans leur histoire
quelques points aussi suspendus en aveugle
des rues qui écartent infiniment les yeux
dévisagent la grande fin des hommes
ces hommes brisés au départ demeuré intact
parfois la lumière
souffle sur la ville
débusque de son flair
l'incandescence d'images anciennes
des vécus brûlants
de fonds de visions sûres
à la recherche de leurs yeux
murs rétines élevés
un battement d'images
observe sans parler
ce rythme absent
qu'est la ville muette
Le silence traversé
canine décisive
l'homme
sa mâchoire urbaine lui a fermé le coeur
cellule électrisée
dentée dans tout son univers
l'infiniment humain
le plus grand
le plus fragile
attend vainement
tout désir ouvert pour un bleu de fenêtre
mental gyrophare dans son trou enflammé
un vertical têtu
a étiré les têtes entre les mains
sentiments sédiments
perdus
posés en grands ensembles fous et nus
les dés jetés là
jeu noir et blanc
de la vie et de la mort des hommes
vie et mort de la ville