In Memoriam, Mauthausen
In Memoriam Mauthausen
Les voyages sont des suites de points dissemblables, une géométrie chaotique jouant sur les contrastes et les paradoxes. On arrive, on voit, on cherche autre chose, on repart. Les lieux sont parfois comme les idées. Ils se succèdent sans qu'on sache réellement d'où ils viennent.
Sur cette route autrichienne, un ensemble de panneaux au métal brillant perce la lèvre d'un fossé. Un seul nous interpelle, un seul parle vraiment, en lettres noires. Ce panneau est une bascule où se déconstruit le temps, la clarté de la vie. Le sombre semble en sourdre comme d'une mauvaise source. Mauthausen, le mémorial du camp, est à une vingtaine de kilomètres. Nous roulons dans une campagne de grand calme aux longs alignements de verts. La route monte, resserre ses lacets. Puis des bâtiments, des tours de guet, un parking encombré et silencieux sous l'oeil d'un soleil, lourd, obtus, frappeur même.
Nous entrons dans la première cour mais rapidement, il s’agit d’écrire j’entre. J’entre dans le camp. Car le glissement du « nous » au « je » se fait sans parole, sans pensée. Il s’impose. C’est un lieu où chacun est seul, ou les échanges sont rares. Tout semble avoir été laissé derrière les derniers pas, les premiers murs. Cette solitude éprouvée prend ses racines dans un profond de mort. Ici on est seuls face à la mort, au désespoir, à la souffrance.
J’erre, marche vite, incapable de détente et de réelle attention. Je vois et ne vois rien. Je ressens surtout. Je touche aussi. La peau semble être soudain le premier des sens. La peau, en contact avec le sol, avec le soleil lourd, les vestiges et leur ombre, pousse et ancre l’être entre en entier dans ce territoire d’outre tombe. Mes doigts sur le bois, le béton, le fer ; le fer qui pique, troue, déchire, n’a rien oublié de sa mission. Pour un peu, il recommencerait, encore, encore...
Le regard rapproche, le regard éloigne. Il prend ou élimine les distances. La peau, elle, ne s’échappe pas. Elle s’engage, construit, cherche des traces, explore les interstices, les murs de pierres et de fer. Elle retrouve, reconstruit plus qu’elle n’imagine. Reconstruit... la liste est longue ; la détresse, la violence, la cruauté, la faim, la soif, le froid, le dénuement, la mort. Tout cela se retrouve d’un rien, d’un simple effleurement. Un toucher à la rencontre de touchers anciens tordus à jamais de détresse.
La peau imposera au regard de saisir, de connaître, de retrouver à son tour. S’en suivra dans un glissement hésitant et quelquefois tremblant, un flux d’images continu de violence inouïe.
« ... ils nous poussent à grand renfort de coups et de hurlements dans la pièce glacée qui se trouve à côté; là, d’autres individus vociférants nous jettent à la volée des nippes indéfinissables et nous flanquent entre les mains une paire de godillots à semelle de bois; en moins de temps qu’il n’en faut pour comprendre, nous nous retrouvons dehors dans la neige bleue et glacée de l‘aube, trousseau en main, obligés de courir nus et déchaussés jusqu’à une autre baraque, à cent mètres de là. Et là, enfin, on nous permet de nous habiller.
Cette opération terminée, chacun est resté dans son coin, sans oser lever les yeux sur les autres. Il n’y a pas de miroir, mais notre image est devant nous, reflétée par cent visages livides, cent pantins misérables et sordides. Nous voici transformés en ces mêmes fantômes entrevus hier au soir.
Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte: la démolition d’un homme. En un instant, dans une intuition quasi-prophétique, la réalité nous apparaît: nous avons touché le fond. Il est impossible d’aller plus bas: il n’existe pas, il n’est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient: ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux, si nous parlons, ils ne nous écouterons pas, et même s’ils nous écoutaient ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu’à notre nom: et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste ».
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« Ce sont eux, les damnés, le nerf du camp; eux, la masse anonyme, continuellement renouvelée et toujours identique, des non-hommes en qui l’étincelle divine s’est éteinte, et qui marchent et peinent en silence, trop vide déjà pour souffrir vraiment. On hésite à les appeler des vivants: on hésite à appeler mort une mort qu’ils ne craignent pas parce qu’ils sont trop épuisés pour la comprendre.
Ils peuplent ma mémoire de leur présence sans visage, et si je pouvais résumer tout le mal de notre temps en une seule image, je choisirais cette vision qui m’est familière : un homme décharné, le front courbé et les épaules voûtées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée. »
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« ... comme on ne pourra plus manger en plein air, il nous faudra prendre nos repas dans la baraque, debout, sans pouvoir nous appuyer aux couchettes puisque c’est interdit, dans un espace respectif de quelques centimètres carrés de plancher. Les blessures de nos mains se rouvriront, et pour obtenir un pansement il faudra chaque soir faire la queue pendant des heures, debout dans la neige et le vent.
De même que ce que nous appelons faim ne correspond en rien à la sensation qu’on peut avoir quand on a sauté un repas, de même notre façon d’avoir froid mériterait un nom particulier. Nous disons « faim », nous disons « fatigue », « peur », et « douleur », nous disons « hiver » et en disant cela nous disons autre chose, des choses que ne peuvent exprimer les mots libres, crées par et pour des hommes libres qui vivent dans leurs maisons et connaissant la joie et la peine. Si les camps avaient duré plus longtemps, ils auraient donné le jour à un langage d’une âpreté nouvelle; celui qui nous manque pour expliquer ce que c’est que peiner tout le jour dans le vent, à une température au-dessous de zéro, avec, pour tous vêtements, une chemise, des caleçons, une veste et un pantalon de toile, et dans le corps la faiblesse et la faim, et la conscience que la fin est proche »
Primo Levi, Si c’est un homme (1947), Pocket.
Une partie du mémorial est en cours d’aménagement. Des barrières de chantier s’ajoutent à la hauteur des murs, aux morsures latentes des barbelés. Parfois, une grille d’aération, d’évacuation des eaux, fait suite aux grilles de détention, comme si, en ce lieu, le fer prospérait dans sa volonté de parquer, de blesser. Comme si cette âme du camp, cette âme de mort, intacte dans sa cruauté, s’imposait aux matériaux, aux objets. Je n’ose penser ce que serait encore capable de soulever chez certains hommes cet esprit malfaisant.
In Memoriam
Mauthausen
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Droit de cité
La série Droit de cité appartient au dixième groupe de séries. Celui-ci aborde la présence de l'arbre dans la ville. Comment s'y trouve-t-il? Quelle relation établit-il avec son environnement urbain ? Est-il agressé en permanence, est-il agressif et destructeur, trouve-t-il une harmonie de paix et d'esthétique ? Les photographies sont à lire soit objectivement, pour les situations qu'elles décrivent, soit métaphoriquement.
Autre série de ce groupe présente sur le blog: Droit de cité 2, La mécanique des arbres.
Pour avoir une vision complète de la démarche suivie par ce blog, connaître les liens que présentent les différents groupes de séries entre eux et ceux qui le rattachent au blog "Natures cachées", se référer à la page DEMARCHE dans la colonne de droite.
Droit de cité
La rue est large, respire la lumière, en filtre la chaleur. Une largeur de sourire où se coule le ciel. Les murs se parlent de fenêtres rieuses. D'ici, on entend tout, la voix du multiple, les phrases voyageuses, les sons qui s'ébattent en gouttes; la musique des villes, hachée d'une tonalité qui dure et s'inscrit dans la pierre. Les murs sont là, bien droits. Une fierté rassurante cimente leur entente.
Je longe ce canal de gris que colorent les ocres, les blancs timides, quelques éclats lumineux qui s'appellent sans en avoir l'air, frôle parfois les couleurs qui essaiment en rayons.
Ce n'est pas pour la rue que je suis là. Mes pas le savent et se bousculent presque. Dans cette droiture parfaite des murs, il y a un angle, là-bas. Un angle mort diraient certains, un angle que les murs ici obtus prennent de haut et maintiennent dans l'ombre. Un angle qu'on ne regarde pas, qu'on n'écoute pas. Un angle où je m'arrête ; où se trouve cet arbre que je connais. Nous sommes face à face, le silence vibre. L'arbre absorbe mon ombre, mes ombres, une à une, toutes, semble en fouiller patiemment la mémoire, en extirper des fragments, des brindilles, des feuilles d'images. Ce qu'il recherche, ce sont ces bouts de jungle profonde qui se tiennent tapies au fond de mes chromosomes d'homme, ce sont les restes vivants d'un havre protecteur et primitif tendu de troncs, d'un passé commun, car à travers la mémoire des corps, les cellules de l'homme, ce sont aussi les siennes. Son écorce, rugueuse, blessée mais obstinée, c'est aussi la peau courageuse des histoires humaines. Tous les arbres savent cela ; seuls quelques hommes et quelques villes s'en souviennent.
De ma place, l'angle semble issu de deux lames complices, deux lames pour une tête, la sienne, échevelée, la colère en tous sens, les branches presque vides, rongées aussi par ses propres griffes. Cet arbre, cette demande de souffle et de chatouille d'oiseaux, ce refuge perché du sauvage, du non géométrique, cet arbre, exubérant de survie, de combats, sa colère est dressée, en lutte contre tout, les murs à souffrance, la folie de son existence, le regard formaté de la répression calculée, l'emmurement de ses désirs et de cet espoir de grandir qui ne peut vraiment s'accomplir.
Je suis à ses côtés, ma tête contre la sienne, de lourdes pensées creusent le courant de mes racines jusqu'aux racines de l'arbre. Avec lui, je pousse, pousse les murs, l'étroitesse des esprits urbains faussement jardiniers, cette méfiance des villes croassante qui castre à défaut de saisir, qui taille à défaut d'accepter, d'accueillir, de rejoindre. L'arbre, ce vivant toléré une fois mis en cage, maîtrisé jusqu'à la mutilation... Je parle mais sais aussi que la parole, souvent, reste vaine et s'abat d'elle-même, sans graines pour se répandre. Comme beaucoup d'arbres, lassés, repliés dans la brièveté de leur existence urbaine.
Pourtant parfois, la rencontre existe, je l’ai rencontrée. L’arbre, la ville, unissent alors leur croissance, partagent leurs efforts, leurs esthétiques. L’arbre, immensément vivant, se trouve face à un mur-écran qui adopte son image, miroir d’entente où tous s’entendent. Je lisse parfois de ma main ce bois heureux qui se coule pour construire, qui bourgeonne en mots doux, déploie du soutien pour avoir du soutien. Je flatte ces pans de ville laissant planer sur eux le vertige bruissant des branches et des lianes, le faussement rugueux né d’un enlacement doux de végétal. Alors j’espère, partout, la présence d'un temps urbain qui laisse faire, qui abandonne l’entrave, laisse vivre. J’espère une union bien au-delà du beau qui bondisse, rebondisse avec bonheur sur les hommes, les citadins, qui prospère et creuse, au sein même des entrailles urbaines à idées, un trou béant à culture de cœur.
Les arbres, les hommes, dans la ville. Dans chaque arbre j'imagine la présence d'un homme, dans chaque homme j'entrevois une partie végétale. La ville? C'est leur cadre, leur milieu et son état d'esprit, leur soutien ou leur destruction à venir. Regardez avec attention les arbres dans la ville c'est aussi considérer la vie des citadins. L'arbre s'identifie à un témoin, à un révélateur de la vie humaine, de la vie urbaine, si l'on sait saisir ses messages.
Je parcours les rues, attentif et sensible, récolte des images, note des situations ; les arbres dans la ville m'interpellent, me montrent, désignent, me racontent. Ils m'expliquent, m'explicitent leur vécu, celui des citadins. Les photographies se suivent, s'ajoutent les unes aux autres, construisent un ensemble de réalités diverses, de situations métaphoriques, symboliques. Dans mon esprit aiguisé pour dénicher les codes, l'homme, l'arbre, se confondent souvent. La vision d'un arbre amputé de ses membres est la métaphore parfaite d'un esprit humain muselé par une vie urbaine trop prégnante. Les lectures d'harmonies et de luttes, colères, espoirs, renoncements, se suivent, se télescopent. Et si je devine, entrevois, un nombre important de situations bien supérieur à la moyenne, où l'arbre, les hommes, sont en lutte contre un milieu urbain oppressant, c'est que moi-même, au delà d'un espoir toujours existant pour voir se modifier les choses, subis pleinement cette oppression. Alors je note, saisis des images, développe mes revendications, plaide pour une entente la plus vaste possible. Les arbres, les hommes, la ville alors, trio au destin prometteur, envolée souriante sur un accord majeur et toujours majoré. J'espère cela car, a priori, rien ne détermine à l'avance cet affrontement souvent constaté entre le minéral et le sensible, entre la rigide froideur d'un angle obtus et la finesse aigüe d'une liane libre, entre les arbres et la ville, entre les hommes et la ville.
La série Droit de cité n'est ici présentée que partiellement. Bonne lecture.
Droit de cité
Candélabre
Ces arbres, alignés pour qu'ils dorment les branches bien hautes dans les villes dortoirs, le long de trottoirs qui ne sont plus à faire.
Ces arbres castrés, mutilés en chandeliers funèbres, ces arbres sans flamme.
Il suffirait d'un regard, d'un sourire, d'un peu de laisser faire pour qu'ils se mettent à vibrer et à vivre, pour que perce à nouveau au grand jour ce grain de folie sinueuse qui les rend libres et beaux.
Morphisme
La série Morphisme appartient au onzième groupe de séries. Ce groupe traite de la ville, de ses bâtiments, de ses espaces libres, de ses entassements, de ses hauteurs. La série Morphisme s'intéresse au devenir de la ville pendant la nuit et tente de cerner son visage nocturne. Que nous apprend-elle de sa fausse obscurité, que nous suggère-t-elle?
Autres séries de ce groupe présente sur ce blog: L'attente des fissures, Le silence traversé.
Pour avoir une vision complète de la démarche suivie par ce blog, connaître les liens que présentent les différents groupes de séries entre eux et ceux qui le rattachent au blog "Natures cachées", se référer à la page DEMARCHE dans la colonne de droite.
Morphisme
La nuit est métamorphose.
Elles est naissance, mort, renaissance, une course inépuisable qui nous percute, nous inquiète, nous séduit parfois jusqu'à nous révulser.
Sinusoïde sombre, elle s'insinue, malmène, malaxe.
Le ciel, les gens, les villes, tout.
Elle joue en se jouant de tous, gomme, rajoute, dissimule, pose un éclairage neuf, montre et abolit, les apparences, les différences.
Invente.
Quand elle crée, recrée, l'ombre dans l'ombre n'est alors plus une ombre.
Le profond transparaît au grand jour, lui si transparent quand il nous habite comme il habite nos villes, quand il court sans fin dans nos artères communes, nos organismes urbains.
La nuit, nous sommes des solitudes.
Apeurés, reclus, ou monstres jouissant de l'être.
Monstre et peur du monstre liés dans une même boîte noire.
Nous parcourons le profond des réseaux souterrains, les miasmes et les impasses des cerveaux, têtards aux pensées pulsionnelles, gavées de secrets mal gardés.
Nous, la ville, embarqués hors des contrôles routiniers, dans les flux soujacents des angoisses et des désirs.
La nuit est mutation, déstructuration, restructuration.
Une nature recomposée par des poussées nocturnes qui malmènent et confortent.
Si les photographies captent, révèlent, elles vivent aussi au gré de ces divagations qui broient, dénaturent, décousent.
Au coeur de chaque image les pixels se désolidarisent, s'en vont, dispersés dans la nuit, leur unité en berne prête à se retrouver, plus loin, ailleurs, différente.
Le grain de l'image tient de cette réalité, le flou, de cette hésitation, le contraste, de cette dureté des choses toujours en voie de recomposition.
Qui sommes nous la nuit? Nous, nos villes, nos images, entités transformées, recrées, libérées, liées dans une même et absente logique.
les arbres passent
sur leur vie tronquée
buisson en tête
décortique la nuit
la sève de mes jours
et leurs rues sans adresses
le futur a une poignée d’ombre
pour saisir les deux mains